RAMEUR, édition 2007

 
:: SOMMAIRE
 
  Mes randonnées 2006 en images (Pierre Courcelles)

  Dunkerque Perpignan (Serge D'agostino)

  Moi, le p'tit nouveau (Alain Delfosse)

  Là haut, tout là haut (Thérèse & Albert Devroux)

  L'année du dragon (Philippe Trauwaert)

  Bonheurs et motivations (Roland Defrise)

  En rêver et le vivre (Patrick Ruelles)

  Paris Nice (Philippe Dewispelaere)

 
 RETOUR

PARIS-NICE


Étape 1 : Paris-Troyes


(5 heures du mat' j'ai des frissons)

Orly, altitude 89 m, hôtel Ibis, le réveil sonne… C’est le grand matin, faut y aller...
Les auspices sont pas terribles : depuis une chute en mai, j’ai mal au genou droit et je ne pédale qu’avec une genouillère, préparation perturbée : suis-je capable d’aller au bout et honorablement ???
Toilette, massage du genou, habillement, préparation des bidons et des barres énergétiques, faire et placer les valises à l’endroit correspondant à l’hôtel du soir, gonflage des boyaux (12 bars, un vrai exercice !) et révision maniaque du vélo, plus le trajet jusqu’au point de rendez-vous : tout doit tenir en 1H45 minutes… départ à sept heures moins le quart !!!
OK, planning tenu, je rejoins le parc de départ : 420 participants, des motos en pagaille, des voitures d’accompagnement, des camions-buvettes, le camion-balai… Le président du comité d’organisation, André Leroux, prononce son speech : consignes, encouragements, propos rassurants, top départ à la masse agglutinée.
Premier arrêt devant le hall-sud, nouveau discours par le chef de cabinet du directeur des Aéroports de Paris, dont l’association sportive organise l’épreuve : plein de bons sentiments, mais tellement convenu qu’il n’intéresse vraiment pas grand’monde. On comprend bien qu’il faille plaire aux sponsors, mais on aimerait mieux pédaler.
Enfin, on part, le ciel est menaçant, le sol est humide. Le peloton s’allonge mais c’est un départ fictif, l’épreuve est neutralisée jusqu’à Corbeil-Essonnes où le sponsor Serge Dassault, maire du lieu, offre le petit-déjeuner et…de nouveaux discours.
C’est l’occasion de jeter un œil sur les machines des uns et des autres. Mazette, il y a quelques magnifiques vélos. Je repère des Litespeed, Merlin, Seven, du titane comme j’en avais rêvé…
Parce que j’avais commandé un vélo en titane, justement, pour Paris-Nice, orienté « montagne », très léger, roues de 650, composants au top, mais il n’est pas là, il n’est pas là, il n’est pas là…
L’artisan prétend que quelques-uns de ses fournisseurs ne lui ont pas livré des pièces : pas de freins et pas de jantes, dit-il…
Alors j’ai pris mon petit Lapierre en alu, vélo de route-confort selon le catalogue du fabricant, qui m’a fidèlement accompagné pendant toute cette préparation, et je lui ai offert de nouvelles roues, artisanales : jantes carbone à boyaux, rayons Sapim CX-ray, moyeux Performa, moins de 1200 g pour me rassurer et me propulser vers l’avant.
Si ce n’est pas physiquement efficace, ça aura au moins l’effet d’un placebo. Vraiment pas terribles, les auspices.
On repart. Après Corbeil, voici la première côte digne de ce nom. Pourquoi tant de gens se dressent-ils sur les pédales ?
Je ne comprends pas pourquoi ils ne restent pas tranquillement calés sur leur selle. Et en même temps, ils donnent l’impression de vouloir allonger les manivelles. Eh les gars, on pédale en rond, en rond.
Quels braquets ! En force pour la majorité, mais c’est pas mon truc à moi. Bon, au final, ça va, je ne suis pas largué par le peloton, au contraire, j’ai plutôt remonté bien que je me sois épargné.
On roule, on roule et on finit par s’enfoncer dans la France profonde, des villages franciliens pré-modernes, les femmes d’un certain âge en tablier de marché, du nylon à grosses fleurs colorées, leurs homologues masculins en bleu de travail, la casquette qui ne vient pas de New York City ou le bonnet basque en flanelle foncée, et des enfants dans les cours d’école qui se précipitent aux grillages et qui nous applaudissent, oui, ils nous applaudissent et nous encouragent, quelques vieilles personnes aux aguets des fenêtres agitent les mains et parfois, il y de véritables attroupements enthousiastes.
Village après village, toujours le même sympathique et doux tableau.
Quelle émotion, quel plaisir ! Vive le vélo. Je me pincerais bien, j’y suis, j’y suis, je n’y crois pas vraiment, suis-je bien là, est-ce bien moi qui participe à cette aventure et qui admire le long ruban multicolore des collègues de cyclisme ? C’est beau, un peloton, et quel bruit grisant il émet, mêlant le sifflement des roues, le cliquetis des pièces métalliques, le chuintement de la gomme…
Et bientôt un autre bruit, la pluie s’invite et devient crépitante. En quelques minutes, malgré l’imper, je suis rincé, rincé. Bah, une fois complètement mouillé, ça ne peut pas être pire… 80 kms sous une pluie battante et nous arrivons au village de Bray-sur-Seine où le repas de midi est servi dans une grande salle polyvalente très heureusement équipée de douches qui recueillent un succès massif.
Un vrai repas chaud et copieux : entrée, plat de résistance, dessert, café, eau ou vin, à volonté ou presque. Cela fait du bien et je repars présomptueusement avec le premier groupe que je n’arrive pas à suivre très longtemps : la digestion n’est pas propice à l’optimisation de mes modestes performances cyclistes.
Un deuxième et un troisième groupe me dépassent sans que je trouve la volonté de m’y accrocher, mais finalement, cela va mieux, le profil de parcours s’élève, le soleil fait sa réapparition et j’arrive à reprendre un bon rythme. Dans la longue côte avant le regroupement, l’aisance revient et je termine bien.
C’est une nouvelle neutralisation ; les gendarmes à moto doivent encadrer un peloton regroupé jusqu’à l’hôtel de ville de Troyes où le maire nous fera l’honneur d’un discours et d’une réception.
En attendant, je me restaure et je téléphone à la maison pour signaler que je viens de boucler sans trop de mal la première étape. Contrairement à ce que je pensais, je ne suis pas vraiment dans les tout derniers, il me faut attendre une heure et quart avant que les derniers groupes ou pire, les derniers isolés parviennent au sommet de la colline, et eux, ils devront repartir immédiatement sans pouvoir se reposer sur l’herbe, car nous sommes pile à l’heure du rendez-vous.
L’escorte est là et le peloton repart, allongé dans la descente vers une ville dont la silhouette finit par apparaître au creux des monts de la Champagne, coteaux verts de la vigne. Une nouvelle fois, je me laisse émerveiller par ce peloton bigarré, allongé, serpentin, qui dévale des hauteurs.
À l’Hôtel de Ville, les breuvages de la réception sont heureusement moins insipides que le ramage du maire, et nombreux sont ceux, dont je suis, qui font remplir leur verre plus d’une fois…
En avant vers l’hôtel, situé loin de la ville, près de l’aérodrome, en principe sous la conduite d’un motard, mais j’ai loupé le départ et je constate que le fléchage, très efficace durant l’étape, est ici déficient. Retour à l’Hôtel de Ville où j’interroge une responsable de l’organisation : elle m’envoie dans une direction totalement fausse.
Je trouve mon chemin en même temps que le salut grâce à l’obligeance de deux policiers municipaux qui me donnent toutes les explications voulues.
Voilà, enfin, je suis à bon port après 198 kms d’une étape qui ne devait en faire que 176. Il est vrai, comme nous en avait suavement prévenus l’un des organisateurs, qu’il peut y avoir un « certain » pourcentage d’erreur dans les kilométrages et les dénivelés.
Étirements, douche. Ne pas oublier de prendre la boisson de récupération. Masser les muscles des jambes avec une crème décontractante. Masser le genou avec du Voltaren.
Nettoyage du vélo. Préparatifs pour le lendemain : la tenue, mettre la poudre Wcup dans les bidons, confectionner les assortiments de compléments alimentaires qu’en perfectionniste angoissé j’avale triquotidiennement dans l’espoir… (dans quel espoir au fait ?), choisir quelques barres et les placer dans les poches, tout faire pour réduire au minimum le temps des corvées du lendemain.
Je fais la connaissance de mon compagnon de chambrée, un citoyen suisse, originaire du Jura qui a obtenu son autonomie voici quelques années : Olivier C., jeune homme très sympathique, très sportif, dont c’est le quatrième Paris-Nice !
« C’est une épreuve physique, ce que tu as choisi, tu sais, c’est une épreuve ».
C’est déjà l’heure de descendre manger. Après un repas agréable, je lie connaissance avec des cyclosportifs français, de vieux briscards qui ont accumulé les courses : ils évoquent avec nostalgie le temps béni mais passé de leur jeunesse : Untel qui gagnait souvent mais achetait pas mal de courses, les galères, les succès…
Je m’étonne de les voir descendre des Pelforth brunes comme du petit lait, alors que je cantonne prudemment au thé ; il paraît que c’est excellent pour la récupération et que « c’est une épreuve, tu sais, tu verras, maintenant ça va, mais au fil des jours, y’en aura qui ne viendront même plus dîner le soir, trop épuisés, c’est dur, très dur.. ».
Mon copain suisse n’a qu’un défaut : il ronfle la fenêtre ouverte…





Étape 2 : Troyes-Beaune


(sommeil cassé)

Si en plus de me casser le moral, on m’empêche de dormir !
Dans mes draps bleus froissés c'est l'insomnie. Réveil pénible, sommeil de verre, cassé. Humeur de dogue.
Se dépêcher, se dépêcher : il faut être à la Grand’Place de Troyes pour le départ (7 H) et nous sommes logés loin. Les motards ne sont pas là et nous décidons de partir en petits groupes. Ah, ils arrivent en retard, nous croisent et font demi-tour pour enfin nous escorter.
Sur la place, je fais connaissance avec Marc D., un compatriote, médecin et psychanalyste, qui chevauche un splendide Seven.
Le peloton s’ébranle pour les 110 kms qui nous séparent de la halte-repas du midi. Je m’accroche à un grand groupe qui demeure soudé jusqu’au premier ravitaillement. Un petit peloton se reforme et chemine gentiment. Il faut parfois ramener à la raison des flingueurs qui haussent le rythme, puis s’époumonent. Je fais la conversation à une cyclotouriste qui se plaint de n’avoir pas de « poisson-pilote » contrairement à beaucoup de femmes du peloton dont les « poissons-pilotes » tiennent d’ailleurs plus du chien de garde. On décide de rouler à 28 kms/h et d’ignorer les variations des frimeurs au court cours.
Le repas d’aujourd’hui est aussi bon que celui d’hier. Mais il ne me donne pas davantage de peps. C’est pénible de reprendre. Je repars retardé de quelques secondes par un problème de pédale et me voilà à 200 mètres d’un bon petit peloton dont les derniers pédalent à l’aise dans l’aspiration du groupe. « Je vais les rejoindre tranquille » ; pas vraiment, non : une demi-heure plus tard, je suis toujours à 200 mètres et je sens que je lâche prise. Décidément, les après-repas ne me réussissent guère, je m’endors…
Voilà qu’un suisse, encore un, reconnaissable à son maillot, me dépasse, ce qui a le don de me réveiller, ou plutôt de me révolter contre ce qui arrive. J’appuie sur les pédales, je le rejoins et je m’accroche : il roule bien, nous revenons sur quelques cyclos, de plus en plus… Mais je suis toujours resté dans sa roue, à sa remorque quoi… Pas bien !
Je décide de lui rendre un peu, un petit peu de ce qu’il m’a donné et je trouve la force de le relayer. Cette fois, on roule bien et on continue de reprendre des gars. Mais je fatigue : je vais jeter mes avant-dernières forces dans la bataille et mener autant que je peux. On roule fort, je l’emmène du mieux que je peux.
Depuis ce midi, la route n’a pas vraiment cessé de s’élever ; se profilent les dernières côtes, de plus en plus sévères. Je craque, j’ai donné ce que j’avais et cette côte-ci (Sombernon, 535 m) a raison de moi. Mon compagnon, qui est passé devant, s’éloigne irrémédiablement, sans rémission. J’ai un vrai coup de pompe et je vois passer des groupes, des isolés, qui me laissent sur place ou quasi.
Le sommet, le répit de la descente. Je m’hydrate, j’avale des barres, je me refais une santé. Je rejoins un tout petit groupe, deux hommes, une femme. On se relaie à peu près correctement jusqu’au pied de la dernière difficulté du jour. L’un des hommes, celui qui en a fait le moins, démarre dans les premiers hectomètres de la montée. La femme et son « poisson-pilote » (de temps en temps un peu chien de garde aussi…) ne peuvent pas réagir. Ils vont trop lentement. J’accélère, me sentant de mieux en mieux. Je fais une bonne montée, je trouve. Le présomptueux est avalé, on peut le dire, je ne le verrai plus.
Je remonte encore et reprends quelques concurrents interloqués par la longueur inattendue et le pourcentage de la côte. Parmi eux, le seul tandem de la course : des époux, Monsieur devant, Madame derrière, originaires du Nord, qui peuvent se targuer d’avoir participé à quelques belles épreuves, notamment l’étape du Tour et d’autres cyclosportives de renom. Nous avions conversé la veille du départ d’Orly, au dîner de l’hôtel où nous étions placés à la même table.
À Saint-Jean-de-Bœuf (km 173 au road book) un signaleur lance aux concurrents le meilleur encouragement qui soit : « allez, c’est le sommet, encore cette rampe et vous y êtes, après c’est la descente sur Beaune ». Mes ardeurs en sont décuplées, j’accélère, j’intensifie mon effort, je suis au sommet et à toute allure, la route s’aplatit puis dévale. Après quelques secondes d’euphorie, je déchante, on remonte et même sec. Moral scié : ça monte, ça monte, ça monte, kilomètre après kilomètre. Je commence à comprendre pour quelle raison on parle des HAUTES-côtes de Beaune !! À une intersection, je m’arrête et demande des comptes à un signaleur qui n’en peut mais…

- votre collègue, là, au village, il m’a dit qu’après, c’était le descente vers Beaune et je ne fais que monter : qu’est-ce que ça veut dire ?
- il a raison, Saint-Jean a une altitude plus élevée que Beaune ; statistiquement, c’est une descente !
- ah bon ? et vous croyez que je peux m’en sortir en donnant des coups de pédale statistiques ? Je ne vous en veux pas mais on ne peut quand même pas laisser dire ça. Ce n’est pas bon pour ceux qui l’entendent, rien de mieux qu’une vérité vraie, on n’est nulle part dans l’escalade !
- bon, la route monte fort sur 4 kms puis encore un peu, mais moins, jusqu’un peu au-delà de Detain, km 185, ensuite, vous pouvez vous laisser aller en roue libre jusqu’à l’arrivée.
- Dieu vous entende !
Et je repars. Mais c’est un vrai col qu’il faut franchir, même si les altitudes plafonnent vers 600 mètres. Enfin le sommet et je dévale dans une longue descente, sans me départir d’une grande prudence.
Mon manque d’habitude du freinage sur jante carbone n’ y est certes pas étranger.
Le poisson-chien et son ange sous bonne garde ne devaient pas être si loin, ils sont de retour à toute allure, je les accroche et nous filons jusqu’au point de neutralisation.
Rafraîchissements, étirements, attente. Le peloton se reconstitue et repart sous la conduite des motards de la gendarmerie vers le lieu de réception, le siège d’une coopérative viti-vinicole qui nous offre du rouge et du blanc pour accompagner les gougères bourguignonnes, sans trop de discours pour une fois. Au moment de repartir pour l’hôtel, je croise Raymond Martin, un ancien pro, Grand Prix de la Montagne et podium du Tour de France, si je me souviens bien. Il a les mêmes jantes carbone que moi et roule en boyaux ; je ne dois pas être si fou.
L’hôtel est excellent, la chère est plus que bonne et le repas joyeux et arrosé ; la tablée se compose de plusieurs compatriotes dont je fais la connaissance par Marc D. (Renaud S. jeune triathlète de « Liééége » ; Thierry V. coursier au vélo de carbone blanc ; Marc W., un quadragénaire élancé qui s’est établi en France ; Fabrice G. pour la représentation bruxelloise et même brusseleer) et de quelques Français ; il y a des cyclos émérites qui racontent leurs Tours de France, les enchaînements de diagonales, Bordeaux-Paris et Paris-Brest-Paris, rien que des épopées… Je me sens tout petit. Certains, quand même, se plaignent d’une étape dont le dénivelé, à les entendre, aurait dépassé 1.500 m au lieu de 980 prévus. C’est vrai qu ‘au compteur de la journée je totalise 226 kms pour une étape théorique de 197.
L’organisation m’a fait cadeau d’une chambre individuelle ; je ne serai réveillé que par la mélodie de mon portable, aucun ronflement helvétique ne viendra envahir mon sommeil.

Étape 3 : Beaune-Villefranche-sur-Saône


(J'suis tout seul, tout seul, tout seul - temporairement)

Quels merveilleux endroits : Beaune, Pommard, Volnay, Meursault, Puligny-Montrachet, Chassagne… Quelle ivresse de traverser toutes ces localités, sous un soleil complice, quel plaisir de rouler tranquillement à l’arrière d’un grand peloton qui vous aspire…
La première heure coule comme un grand cru, à 34 de moyenne !
Mais l’euphorie ne dure pas, on allait quitter les vignobles de la Côte Chalonnaise quand je sens ma roue arrière flotter et s’affaisser : crevaison.
En néophyte des boyaux, je crains de devoir rouler sur des gommes replacées sans collage et je n’ai pas emporté sur moi de gomme de rechange, comptant sur l’assistance mécanique de la course.
Je m’arrête et j’attends au bord d’une route droite et longue : une chaussée romaine interminable… J’suis tout seul, quelques groupes passent, mais il faut attendre et attendre encore. Enfin un véhicule d’assistance : « comment, des boyaux ! On fait pas ça ; peut-être Serge en aura, ou alors il faut voir au ravito de midi ».
Serge, plus loin, il n’en a pas non plus et comme je demande une roue à pneu, tant pis, il me dit « oui, mais non, j’ai pas de 9 vitesses, il faut attendre le camion-balai et réparer au ravito de midi… ».
J’suis tout seul, tout seul…
Le camion-balai est tenu par deux véritables diplomates, d’une onctuosité sans faille. Ce n’est pas totalement un camion-balai d’ailleurs, ce n’est pas lui qui ferme la route, mais Albert, sur une moto-remorque historique. Les gens du camion préparent le déflèchage du parcours, ils retirent quelques panneaux pour alléger le travail d’Albert et oscillent entre les derniers groupes, interrogeant l’un, réconfortant l’autre : « Ça va ? Pas de problèmes ? Vous pouvez monter pour un petit temps si vous voulez et repartir plus loin ».
On voit des promeneurs à l’arrière, des vrais, à la balade.
Un couple septuagénaire (au moins !), pittoresque mais gaillard, navigue de concert, sans faiblesse. Une jeune dame gère son effort et apprécie d’être ravitaillée.
Mais on voit aussi des gens qui n’étaient pas préparés et qui sont à la dérive. À un kilomètre du sommet du Fût d’Avenas (c’est comme cela qu’on nomme certains cols dans la région), nous récupérons un homme à bout, impeccable dans son maillot Agritubel. Il est bavard. C’est un ancien PDG d’une division de Rhône-Poulenc ; il me raconte en langue fleurie comment il a négocié – avantageusement - son départ anticipé, au moment de la restructuration du groupe, avec l’énarque Jean-René Fourtou, délégué par le gouvernement (il n’aime pas trop les énarques, mon PDG) ; qu’il s’ennuyait à Deauville et a décidé de s’entraîner ferme et de participer à Paris-Nice ; qu’il n’a pas hésité à parcourir 20 à 30 kms par jour depuis janvier mais qu’ici, son poids le trahit (c’est vrai qu’il est à peu près aussi large que haut). v « Petit-tonneau » continue de discourir : il a compris que la récupération fait partie de l’entraînement et qu’il aurait mieux fait de se reposer certains jours plutôt que s’acheter du matos de rêve et une collection de maillots et cuissards de pro (un jeu pour chaque jour, d’une équipe différente !). Sa femme est partie en vacances en Crète ; à peine y-a-t-il pensé qu’il lui téléphone…
Heureusement, nous arrivons au ravito : un grand gymnase qui commence à être déserté avec sur une scène un couple de chanteurs qui épuise avec entrain le répertoire populaire français. Des couples dansent dans une ambiance délicieusement désuète.
Pas de boyaux dans le principal véhicule d’assistance… J’suis tout seul, tout seul, tout seul… On peut me donner une roue arrière 9 vitesses, mais je dois laisser ma jante et aller la reprendre à leur hôtel le soir, ce qui ne me plaît guère (Thierry V. la veille, m’a raconté le mal qu’il avait eu à récupérer sa jante après une crevaison, elle était égarée…).
Finalement, moral en berne, plus d’allant, je préfère repartir avec le camion-balai. Mon PDG a filé par un raccourci qui descend directement sur Villefranche. Nous poursuivons mornement notre route.
En fin d’étape, les orages amènent leurs lots de rescapés ; parmi tous ceux qui n’ont à la bouche qu’excuses futiles, un homme vraiment épuisé et admirable, victime de la poliomyélite dans son enfance et handicapé de la jambe droite. Quand il descendra à l’arrivée, il dira avec superbe que ce fut un plaisir et un privilège de partager la route avec nous.
Voilà l’hôtel, j’ai des boyaux de réserve dans les bagages, il faut réparer.
Je suis stoppé net par un hurlement : il n’est pas question de pénétrer plus avant dans l’établissement avec une roue de vélo à la main !!! Je vais mettre de la graisse et des saletés partout !!!
Notre hôtesse, qui a dû être gardienne de prisons voire de camps de concentration dans une vie antérieure, n’entend absolument pas que je remplace mon boyau dans la chambre, et même, je dois sortir immédiatement avec cette chose, là. Un chien avec une masse de veau, lové sur un tapis rouge sang, à côté du bureau de sa maîtresse, émet des grognements dissuasifs.
Je tente de négocier. Madame a-t-elle conscience du fait que si je ne répare pas, je ne pourrai pas repartir demain et que je perdrai le prix de l’inscription, que je devrai me faire rapatrier en Belgique, qu’il s’agit de roues très chères dont je prends grand soin et que je mettrai le même soin à ne rien salir. Finalement, Thierry V. (qui va m’initier à la réparation des boyaux) et moi obtenons le droit de traverser la salle abusivement dénommée de réception mais en direction de la terrasse arrière extérieure (l’hôtel est en plein centre-ville) et d’y travailler, là, exclusivement !

Thierry V. me montre soigneusement les différentes étapes : en un petit quart d’heure, nous avons retiré l’ancien boyau et placé un neuf. J’ai maintenant un Tufo noir à l’avant et un Vittoria jaune à l’arrière.
Repas, repos. Je retrouve mon Olivier C. ronfleur, mais il ne perturbe plus trop la courte nuit.

Étape 4 : Villefranche-sur-Saône-Chambéry


(Chacun fait, fait, fait)

Cette fois, on va rencontrer la montagne, la vraie.
Comme la veille, je m’accroche à l’arrière d’un grand groupe et on roule sans souci. Au ravitaillement de mi-matinée, on peut discerner dans le lointain la ligne foncée des chaînes montagneuses.
Je laisse repartir mon groupe, puis encore un autre et je m’élance en solitaire.
Les premières rampes du Col du Cendrier me rassurent, je remonte de gros, gros paquets de cyclistes, certains visiblement à la peine. Il n’est plus question de peloton. C’est partout un long chapelet égrené.
Je sens que la montagne me réussira, je repense à ces longues séances : le travail du seuil, les exercices de force sur le vélo (monter la côte sur le plus gros braquet possible, la descendre en hyper vélocité et recommencer, vingt fois…), les séances d’endurance, le travail de la vélocité, les parcours avec les manivelles indépendantes Powercranks pour la coordination musculaire, tous ces programmes hebdomadaires que j’exécute fidèlement depuis le mois de février, seul parce que s’entraîner convenablement en groupe, ce n’est pas vraiment aisé, les sorties en groupe, c’est pour le fun... Et mes efforts en matière de nutrition, presque 20 kilos de perdus (ou plutôt de gagnés) en une bonne année et demi. Cinq mille cinq cents kilomètres depuis le premier janvier. Tout cela paye, ça va payer. En pensée, je remercie mon coach qui a bien voulu s’occuper d’un petit cycliste pour le faire progresser, qu’il puisse aller au bout, honorablement, et qui me prépare tous ces programmes, adaptés de semaine en semaine. Merci Éric, merci.
Voici Marc D. qui m’est particulièrement sympathique. Son grand gabarit le handicape ; lui, il roule fort sur le plat mais dans les cols, ça ne rigole plus vraiment ; je ralentis mon allure et l’escorte tranquillement, nous conversons agréablement jusqu’au ravitaillement.
Nous resterons à deux jusqu’au pied de l ‘épouvantail de la journée, le Col du Grand-Colombier : une montagne solitaire, à l’écart des grands sommets des Alpes, méconnue du Tour de France mais qui, dit-on, a fait des dégâts dans une étape du Dauphiné, quelques années plus tôt. Nous ne l’abordons pas par le côté le plus difficile, mais il y a quand même des passages à 14 %, 16 kms d’ascension et presque 1400 m de dénivelé.
Dans un village silencieux et désert, après les premières rampes, une fontaine et un lavoir invitent à s’abriter du soleil et se rafraîchir. Je m’arrête pour mouiller mon bandana, la chaleur est forte. Un collègue trempe les pieds dans l’eau, il a le feu à la plante des pieds, dit-il, s’il pédale longtemps, la voûte plantaire s’échauffe.
Il lorgne mon vélo : « Tu roules en VTT, tu as mal au dos ? ». Des remarques comme cela, j’en entendrai souvent. Mon cintre plat ne passe pas auprès des puristes, dirait-on. « Non, je n’ai pas mal au dos, j’ai acheté le modèle comme cela, il me plaisait ; et puis, ce n’est pas un VTT, regardez bien la géométrie, les roues carbone, les boyaux fins, c’est un vélo de route avec un guidon plat, c’est tout ».
Mon cycliste reste sceptique : « Quand même, c’est une drôle d’idée de faire Paris-Nice en VTT ».
Je repars. Voilà des passages difficiles, la vitesse tombe, les jambes se tendent. J’entends, pas très loin, des bruits bizarres, qui emplissent l’espace entre les parois rocheuses, mais je ne vois pas d’où ils proviennent. Ce sont des cris : « haaaa, haaaannn, haaaa, haaaannn ».

Je rattrape leur auteur. À chaque coup de pédale, il pousse un grand cri résonnant, comme une joueuse de tennis au coup droit. On jurerait une demi-finale entre Démentieva et Sharapova.
Plus loin, des cyclos à pied. « Un problème mécanique ? ». Non, ils récupèrent.
Le temps se couvre et je dois enfiler l’imper au moment ou la grande croix de fer qui orne le sommet devient visible au loin.
C’est une mousson froide qui nous tombe dessus.
Une noria de points colorés, là, sur cette rampe effroyable, de l’autre côté.
Le vent violent et la pluie, de face, se liguent avec la pente pour nous repousser en arrière, et il faut serrer les dents, serrer les dents. Seul compte le mètre de bitume ruisselant, devant la roue, celui-là et puis l’autre, et puis l’autre.
Un virage et la délivrance, un panneau bleu : « Col du Grand-Colombier. Altitude 1501 m » et plus loin, la croix.
Un camion-buvette attend les amateurs. J’avale une boisson reconstituante et m’élance dans la descente. Enfin, c’est un bien grand mot, la pluie rend le freinage peu efficace et je m’accroche aux poignées de frein. La pluie tombe, tombe, tombe.
Quelques kilomètres plus loin, je sens flotter la roue avant. J’ai crevé. Heureusement, je suis sur un bout de ligne droite et je peux stopper le vélo sans dommage.
J’attends une moto d’assistance. La pluie se calme : se dévoile un paysage magnifique. La tache bleue du lac du Bourget et le ruban vert du Rhône , en bas, les cimes blanches devant moi et pour leur répondre dans un ciel s’azurant, les derniers cumulus neigeux d’averses fuyantes, aux contours moirés par les rayons d’un soleil ressuscité.
Le motard stoppe et m’annonce de mauvaises nouvelles. Les conditions météo désastreuses ont provoqué la saturation des services de secours et d’assistance. Les incidents et accidents se sont multipliés. Plus de matériel disponible. L’étape est rude et le camion-balai effectue des navettes incessantes entre la course et Chambéry. Il est attendu à l’arrière par de nombreux groupes de cyclistes en détresse. Je dois attendre le camion-buvette et rallier l’arrivée avec lui.
Marc D. passe et s’arrête, compatit et repart.
Je monte dans le camion et m’installe sur la plate-forme arrière. Le beau temps est revenu me narguer. Des rapaces tournoient dans le ciel. Les fractures de la montagne découpent un théâtre de pierre et de verdure. Dans les derniers lacets avant le dégagement vers Culloz, la pente est phénoménale, je frémis à l’idée de cyclistes lancés là dans les conditions dantesques de tout-à-l’heure.
Chambéry, l’hôtel Campanile et ses pavillons au jardin, la recherche effrénée d’un nouveau boyau (c’est Raymond Martin qui me dépannera), le repas, le retour à la chambre et la vision inopinée, par les baies du couloir suspendu, d’un concurrent allongé sur son lit, pris de convulsions pensé-je naïvement, avant de réaliser qu’il s’administre une séance d’électro-simulation.
N’empêche, ce jambon secoué en tout sens, ces muscles parkinsoniens au cube, l’image me poursuit…
Mais heureusement je n’en ferai pas un cauchemar.

Étape 5 : Chambéry-Le Grand Bornand


(Yeah, Yeah, Yeah, Yeah)

J’ai maintenant un Vittoria rouge à l’avant et un jaune à l’arrière ; j’ai commencé avec deux Tufo noirs.
Noir-jaune-rouge ; vachement signifiant pour un Belge dirait Marc D. le psy.
J’ai décidé, pour venger ma frustration, de rouler fort. Pour me soutenir, j’ai mis mon iPod dans mon maillot, le casque sur les oreilles et Art Mengo à plein volume. Au sortir de Chambéry, le Col de Marocaz, pas trop méchant. Je me suis placé au tout dernier rang du peloton, j’entame la montée dernier, tout dernier. Je pense que c’est mieux, plus motivant, de remonter la queue du peloton à x kms/h plutôt qu’à la même vitesse, voir s’éloigner devant vous, irrémédiablement, les élites, les Russes, les gros bras…
Et en avant, plein tube et plein pot. Je chantonne même au grand étonnement de quelques-uns. « La mer n’existe pas », « Les parfums de sa vie », « Ultra Marine »… Grisé, je suis grisé mais pas au point de faire le fou dans la descente. Agrippé à mes freins, je vois dévaler des paquets de cyclistes puis nous sommes stoppés par des travaux routiers.
Dans le Col de Tamié, qui marque l’entrée en Haute-Savoie, je reprends mon effort et au sommet du Col du Marais, je rejoins Marc W. qui la veille se plaignait de ne pouvoir grimper convenablement. Je lui dis qu’il se débrouille plutôt bien et il m’affranchit : il est parti plus d’une heure avant le départ officiel, il y a beaucoup de gens qui font ça, il a vu revenir sur lui et l’avaler littéralement la tête de la course ; les Russes surtout l’ont impressionné, il paraît qu’ils tricotent à toute allure avec leurs jambes, sans rien bouger du reste du corps…
Dans la descente, nouvel incident : mon pied gauche se dérobe, la vis d’arrêt de la chaussure, sur la pédale, s’est détachée ; je poursuis doucement la descente jusqu’à Manigod ; de nombreux groupes sont attablés aux terrasses, sous le soleil ; on sirote de tout.
Au véhicule d’assistance, arrêté à la limite du village, c’est du vin blanc. Je leur montre ma Vista amputée de sa vis…

- Oh, là, c’est pas français, ce matériel, c’est spécial. C’est une pédale surbaissée. On n’a jamais vu ça. On peut rien pour vous.
- C’est une pédale récemment brevetée, certes, je conçois qu’elle puisse vous étonner mais il s’agit seulement de trouver une vis de même pas et de l’insérer là, ici, vous voyez, voilà, je serais dépanné. Une vis, vous avez bien ça tout de même.
- Je vais voir.
Mais le barjot de l’assistance s’inquiète plus de la température de sa bouteille que de dépanner ; il fait bien mine de farfouiller dans sa caisse, mais je sens que la volonté fait défaut. Son verdict tombe. Il n’a rien, je dois reprendre le camion-balai ou monter la Croix Fry sur une jambe.
Je choisis le camion qui, comme la veille, fait des navettes. Les diplomates sont toujours aussi charmants et Petit-Tonneau est ravi de me retrouver. Il a bien compris les vertus du repos, il fait Paris-Nice en alternance : les montées dans le camion, les descentes en roue libre…
À l’entrée du Grand Bornand, j’avise un magasin Intersport spécialisé dans le ski, je fais arrêter le camion et je demande assistance au mécano. Il regarde la pédale, s’en va dans l’arrière-boutique, revient 49 secondes plus tard et me visse une pièce de pédalier qui tient à merveille la cale de ma chaussure. Dépanné, je remonte sur le vélo et arrive « premier vélo » dans la station.
Mon compagnon Olivier C. est presque sur mes talons et visiblement étonné de me trouver déjà à l’hôtel. Il a fini dans les tout premiers vrais coureurs. Je lui explique mon cheminement chaotique et lui lance : « Alors, tu as enfin battu les Russes ? ». « Y’avait peut-être des Russes devant », me répond-il, « mais je suis dans le top 10, heureux ».
L’étape a été courte, seulement 123 kms. Une cérémonie est prévue en fin d’après-midi avec remise du maillot souvenir et tombola. Il y aura sûrement des discours soporifiques. Je préfère aller dormir pour de vrai.
Au réveil, j’apprends que j’ai gagné une splendide valise et une montre de sport. Olivier C. me les remet, avec le maillot, passable, et un trophée, horrible, d’un mauvais goût anglais, une invraisemblable cacophonie de couleurs kitsh.
Je passe le temps devant la Coupe du Monde à la télé. Le moral des autochtones est au plus bas, les Suisses – il y a dans l’effectif une grosse colonie helvétique, surtout des Valaisans, Vaudois et Jurassiens, presque tout le club de Martigny est du déplacement - sont presque triomphants et chambrent leurs hôtes qui en rajoutent dans le défaitisme.
Marc D. arrive à 19 H 30, épuisé, mais pas dans le camion, il a parcouru toute l’étape.
Repas : j’en ai marre des tartiflettes, du gratin dauphinois, des viandes en sauce, des choses grasses. D’accord, selon certains crédules du Polar, les dépenses énergétiques excèdent les 8.000 Kcal quotidiens, mais quand même, je veux manger sain.
Je m’isole dans un coin du restaurant et demande un plat de poisson que j’arrose d’un vin de Savoie, un Roussette. Je me délecte.
Petite conversation avant la nuit avec Olivier C. sur la forte présence suisse.
C’est une tradition, paraît-il. Le Suisse aime le vélo et est sportif. Les francophones aiment se rendre en France, ils ont plus d’affinités avec les Français qu’avec les Alémaniques Zurichois ou Bernois.
Il m’apprend entre autres choses que mon compagnon du deuxième jour se nomme Jean-Pierre B. et qu’il est venu de son Jura suisse à vélo et y retournera de même comme à l’habitude : justement, voilà Jean-Pierre B. Je le salue avec respect et lui demande confirmation : oui, c’est bien cela, il fait le trajet pour s’entraîner, rien de tel ; non, il n’est pas fatigué, au retour peut-être, mais là, ça va bien…

Étape 6 : Le Grand Bornand-Tignes


(Monsieur papa s'fait du tracas)

La station a organisé une véritable fête. Les vaches sont de sortie, la cloche valse, une montgolfière s’élève dans le ciel d’où des opérateurs filment des séquences pour le DVD de la course.
Le peloton est habillé uniformément du maillot-souvenir remis la veille, suivant les vœux des organisateurs.
Pas facile de se repérer les uns et les autres, tout le monde est pareil.
Un jeune homme, la trentaine peut-être, m’adresse la parole : « bonjour Monsieur Papa, tu vas bien ? ». Il a un accent britannique prononcé.
« Je ne suis pas votre père mais je vous salue néanmoins cordialement. On se connaît ? ».
Il me dit qu’on s’est déjà croisé, il fait Paris-Nice en amateur de tourisme sans aucun esprit de compétition. Il est Écossais mais vit à Leeds maintenant.
C’est le départ. Comme la veille, frustré encore, j’ai décidé de partir dernier et de remonter le peloton.
Dans le Col des Aravis, puis le Col des Saisies, je me donne au maximum et je parviens à un très honorable rang au restaurant de Franck Picard, notre hôte du ravitaillement. Renaud S. est étonné de me voir là et j’ai laissé derrière moi bon nombre des gardes suisses du club de Martigny, pourtant pas des manchots.
La vue est superbe.
Mais après le repas, comme souvent, j’ai un coup de moins bien. Le Col du Pré (7,9 % de pente moyenne), le Méraillet puis le Cormet de Roselend. C’en est trop, je paye mes efforts du matin.
Je stoppe au début de Roselend et me restaure vaille que vaille, avalant barre sur barre. J’accompagne quelque temps un Suisse, encore un Suisse, qui m’avait rattrapé.
« Si on n’était pas fatigué, on monterait facilement ce col à 15 à l’heure », me dit-il. Quinze à l’heure, un chiffre encore plus inaccessible que le prochain lacet où quelques mètres de plat à l’extérieur de la courbe permettront de souffler…
Je n’arrive plus à le suivre, il s’en va et me laisse à mon sort. C’est plutôt à 7 ou 8 à l’heure que je finis le col, entre les névés et les torrents et les cascades verticales. Un site remarquable : un très beau lac d’altitude que la route longe sur quelques kilomètres de plat, avant une dernière grimpette et le sommet officiel.
Mais il fait gris, pas moyen de prendre une photo décente.
J’arrive au sommet. Je stoppe et suis happé par un caméraman qui m’interviewe (pour le DVD aussi ?) juste devant la plaque indicatrice du sommet du col. Que des questions d’une atroce banalité. Oui, c’est dur, mais je suis ravi d’être là dans ces paysages grandioses. Oui, le dépassement de soi est une vraie valeur du sport. Et autres révélations du genre…
Tiens voilà « Petit Tonneau » qui sort d’une des livraisons du camion-balai. Il me tanne pour que je le photographie sous la plaque du col, il veut prouver qu’il était bien là, au sommet, qu’il y est arrivé. Lâchement, je satisfais son souhait. Il pourra parader.
Il ne reste plus, une fois la descente passée, que la montée vers Tignes 2000. Elle est terrible. Trente-cinq kilomètres à pente croissante, les 10 derniers vraiment durs.
Cruellement les Tignes se succèdent, mais ce n’est jamais le bon, le final. Les désillusions se suivent l’une après l’autre, il faut encore grimper.
Sur la fin, je retrouve quand même un peu de punch, je reprends le tandem qui m’avait laissé sur place au début de l’ascension et je finis sur un rythme plus enlevé.
Tignes 2000 est vraiment très laid. Un ensemble plus froid et gris que l’univers minéral qui l’entoure.
L’hôtel est un quatre étoiles impressionnant mais au service déficient. Les queues au buffet s’allongent plus encore que les mines des candidats au dîner. Il manque de tout, les responsables n’ont pas prévu de quantités à la mesure de l’appétit d’un bataillon de cyclos affamés par plus de 140 kms de haute montagne et plus de 4.000 mètres de dénivelé.
Les gens repartent des tables de service, dès qu’elles sont regarnies après une attente interminable, avec qui des baguettes entières voire plus sous le bras, qui plusieurs assiettes dans les mains, recréant aussitôt la pénurie.
On est au bord de l’émeute. Certains sont vraiment très très fâchés et font esclandre sur esclandre au grand dam des serveurs atterrés et un brin craintifs. Le vernis de la civilisation s’écaille à larges éclats.
Je n’ai pas vraiment réussi à manger à ma faim, mais je suis quand même nourri. Je regagne une chambre triple que je partagerai avec Renaud S. et Jean B., un Stéphanois qui semble épuisé. Nous échangeons quelques mots de réconfort avant de sombrer dans le sommeil.

Étape 7 : Tignes-Briançon


(c'qu'il lui plaît, plaît, plaît !)

C’est l’étape-reine. Le départ est avancé à 6 H 30. Il faut parcourir près de 200 kms, 5 cols (sans compter la fin de la Magdelaine) et plus de 5.000 mètres de dénivelé. Davantage qu’une Marmotte, et après 6 jours et 1.000 kms.
Descente vers le barrage de Tignes et remontée vers Val d’Isère.
Les tunnels routiers me font peur, pas d’éclairage et un sol pas souvent régulier.
Au-delà de Val d’Isère, on entend les marmottes siffler et plus rarement on en voit, moqueuses et narquoises.
Nous sommes lancés dans l’Iseran, le toit de l’épreuve, 2.77O mètres d’altitude mais une pente régulière. Je vais assez doucement et fais la causette avec un Français qui s’étonne que j’aie osé me lancer dans un Paris-Nice avec moins de deux années de pratique. Il m’avait vu la veille dans les Saisies et me félicite. Il ne faut pas, je n’ai pas vraiment tenu par la suite, vous savez. Les kilomètres défilent, ponctués de pancartes indicatrices des pourcentages moyen et maximal. La pente se durcit vers le sommet que je vois s’esquisser avec plaisir.
Dans la descente, le magnifique village de Bonneval-sur-Arc, puis une brève remontée vers le sommet du Col de la Magdelaine, descente à nouveau vers Lanslebourg. Je m’offre quelques séquences à une belle vitesse, la route est parfaite, large, droite dans une vallée qui n’est plus encaissée comme en altitude, où il ne faut plus serpenter dans la pente descendante.
Le Mont-Cenis se passe plutôt bien quoique je sois désagréablement surpris par une remontée abrupte après le col proprement dit, avant la plongée vers l’Italie. La route est de nouveau parfaite et c’est un plaisir de descendre comme sur un billard vers Susa et le ravitaillement.
Les Italiens ont mis les petits plats dans les grands ; nous sommes reçus impeccablement, avec une chaleur particulière, et les pâtes sont excellentes.
Puis c’est le Finestro, que j’ai reconnu en mai lors d’un séjour à Briançon : 19 kms à 9,1 % quasi-constant, et un sentier muletier pour en finir et obtenir le droit d’admirer la stèle en hommage à Danilo Di Luca.
Le retour vers la France est pénible, il faut affronter le vent de face.
Je n’avance plus. Je ne suis pas le seul : les villages sont parsemés de groupes à l’arrêt ou attablés aux terrasses. Je dois arrêter et prendre du répit, plusieurs fois. Je n’arrive pas à accrocher un groupe dont font partie deux Français rencontrés en avril au Tour des Flandres et que je croise de temps en temps au hasard des ravitos. C’est vraiment l’enfer et je m’allonge sur un banc à Cesena Torinese, au pied du Col de Montgenèvre. Je bois l’eau d’une fontaine et je prends des barres énergétiques. Puis je repars et m’élance, lentement, lentement…
Il y a des tunnels sombres que je traverse craintivement, en accélérant, collé à droite, dès que j’entends un moteur derrière moi. J’en suis donc capable. Un Suisse, encore un, me dépasse et réveille mon amour-propre. Si je suis capable d’appuyer plus fort sur les pédales par peur des voitures, je peux en faire autant pour l’honneur, pour ne pas rester planté là derrière ce gars qui a l’air de pédaler tranquille, impavide.
J’accélère, je me mets en danseuse, je me secoue, je réveille mes filières énergétiques, je souffre, mais j’endure. J’ai remonté pavillon. Et c’est quasi au sprint (façon de parler), à plus de 21 kms/heure, que j’arrive au sommet, sous les encouragements du motard rock’and roller qui, plusieurs fois dans les étapes de plat, avait accompagné des groupes où je me trouvais. Il n’hésitait pas à sonoriser la course de ses tubes préférés, à grand fracas. C’était dynamique.
Descente folle vers Briançon. Je la connais, je l’ai reconnue aussi. Je me sens à l’aise, je n’ai plus peur de rien.
À fond, quasi à fond, je pédale éperdument dans la portion de plat vers La Vachette et le haut de la ville, Briançon-forteresse.
Au Parc des Sports, sur le parking d’arrivée, des bénévoles ont eu la bonne idée d’installer des stands de dégustation de produits régionaux. Je mange avec entrain. Je me sens en pleine forme, heureux d’avoir terminé sur une bonne note et surmonté un bien mauvais passage. Je ne suis pas seul, les arrivants se jettent littéralement sur la nourriture. Il ne manque que du vin, nous sommes tous des abstinents contraints.

Étape 8 : Briançon-Allos


(Les anges pressés dans ce bleu glacé)

Izoard, Vars, Allos. Voilà ce qui nous attend. 140 kms dont une soixantaine d’ascension.
J’essaye de me maintenir dans une position avancée du peloton.
L’allure est très élevée. Beaucoup se sont ligués contre ces Russes sûrs d’eux et dominateurs. La bagarre est déclenchée, chacun s’accroche. Trop vite pour moi, beaucoup trop vite : dans la lumière bleue et froide du matin je vois s’éloigner la tête de la course, si proche voici quelques instants.
Je reprends un tempo plus humain et finis l’ascension au train, au total sensiblement plus vite que lors de mon séjour du mois de mai. Les derniers kilomètres après Cervières ne riment plus avec défaillance. Le refuge Napoléon est dépassé sans envie ou besoin de souffler.
Dans la Casse Déserte, je m’arrête pour boire, manger, toujours peu à l’aise dans les descentes, et admirer un paysage lunaire, des aiguilles dorées jaillissant d’éboulis pierreux dans un cirque majestueux dominant les premières végétations d’altitude.
Plus loin, les gorges du Guil me donnent le vertige ; j’ai horreur de longer ces précipices abrupts à la verticalité infinie. Mais c’est beau et fascinant. La Terre est belle, tellement belle.
Le Col de Vars est interminable. Un signaleur m’arrête à une fontaine et m’invite à remplir les bidons. Nous devisons :

- Tiens, tu as trois compteurs, ça sert à quoi ?
- Théoriquement, le HAC 4, au centre, sur la potence, possède toutes les informations dont je souhaite disposer, mais il n’en affiche simultanément que deux et comme je n’aime pas chipoter les boutons pour les faire défiler, j’ai installé une montre Polar à gauche, pour la fréquence cardiaque, et un compteur basique à droite, pour la distance et la vitesse instantanée ; le HAC 4 est réglé sur la température et la cadence de pédalage en plaine, l’altitude et la vitesse ascensionnelle en montagne.
- C’est quoi ça ?
- Eh bien, c’est la vitesse de la progression verticale, le gain d’altitude exprimé en mètres par minute. Je connais l’altitude du col, j’ai réalisé une base de données de tous les cols du parcours, avec les profils, l’altitude, le dénivelé, le kilométrage ; le HAC 4 me dit où je suis et pour combien de temps encore j’en ai à grimper ; par exemple, L’Izoard est à 2.360 m ; si je vois à l’écran que mon altitude est de 2.000 et ma vitesse ascensionnelle de 10 mètres par minute, 600 mètres à l’heure, je peux estimer que j’en aurai fini en une trentaine de minutes, ça aide, psychologiquement…
D’autres groupes viennent se rafraîchir… Je repars pour une fin en poupées russes, le sommet toujours repoussé, toujours se dérobant, caché derrière un faux-semblant de plat salvateur.
Enfin, je bascule vers Barcelonnette et un ravitaillement particulièrement bienvenu. Je me permets même un peu de rosé.
Allos m’apparaît redoutable après tous ces efforts, mais je parviens à hausser l’allure au fil de l’ascension. Le col est agréable, champêtre, une petite route tranquille qui donne à voir un paysage serein.
Je rattrape quelques concurrents dont un qui se rebiffe et accélère. Je sens confusément que je dois m’alimenter et reprendre des forces mais je n’ai pas le temps, tout à la lutte amicale avec l’autre : pas moyen de prendre le répit nécessaire pour plonger dans la poche, déchirer l’emballage, mastiquer consciencieusement la barre…
Quelques instants plus tard, ça y est, mes forces déclinent et je dois le laisser filer. Bravo à lui. Il a trouvé de nouvelles ressources.
J’en profite pour manger… La fin de l’ascension est assez rapide, je termine en danseuse sur un rythme croissant. Mon collègue est là, devant, au col, arrêté au camion-buvette, avec l’impertinent Écossais du Grand Bornand. Je les salue et plonge directement sur la Foux-d’Allos et ses bâtiments futuristes.
L’hôtel m’infligera une dernière ascension inutile ; la réception me fait monter au deuxième étage avant de se rendre compte de son erreur et de me faire redescendre au rez-de-chaussée.
Dans la chambre, je retrouve Renaud S. et Jean B., mes compagnons de la dernière nuit.
Le repas est belgo-belge (francophone) ; il s’est formé une tablée joyeuse de compatriotes enthousiastes ; c’est presque fini, encore un col, un seul, un tout petit, et il n’y aura plus qu’à se laisser glisser vers la Grande Bleue et recevoir les honneurs de la Baie des Anges.

Étape 9 : Allos…


(L'précipice est au bout, presque)

Ma famille est à Nice, elle m’attend sur le site d’arrivée et nous devons ensuite passer quelques jours dans le Var.
Aussi je me soigne avec minutie.
Je taille ma barbe, j’assortis mes tenues et accessoires : le casque gris métal, le maillot noir-argent, les chaussures argent, les gants noirs perforés, le bandana noir avec de fins motifs géométriques rouges qui rappelleront opportunément les coloris secondaires des chaussures et du vélo…
L’image que me renvoie le miroir correspond aux canons de mon élégance cycliste. Je suis fin prêt pour les retrouvailles.
La descente vers Allos est froide, versant dans l’ombre du matin. Nous croisons des troupeaux qui montent à l’estive.
À Allos, c’est le départ officiel, le dernier.
Le peloton s’ébranle et s’étire immédiatement en file indienne, descente continue aidant.
On va bon train dans le froid, nous arrivons rapidement au ravitaillement matinal, sur le Lac de Castillon, avant les Gorges du Verdon.
Au pont avant le défilé, la vue donne sur les premiers canyons, vertigineux. Puis le Mandarom aux flancs d’une colline aux alentours de Castellane.
L’entame du Col de Saint-Barnabé est difficile, j’ai poussé gros jusque là et les changements de braquet et de tempo sont pénibles.
Je ne monte pas vite et il y a quand même douze kilomètres de grimpée. J’assimile enfin les nouvelles conditions et augmente la vitesse : 10 à l’heure, 12, 14... Je rattrape une athlète qui m’avait dépassé sans coup férir. Le paysage s’ouvre devant moi et je distingue la ligne du sommet au loin, un dernier effort pour passer en danseuse et au sprint…
J’interromps la descente à Soleilhas pour prendre quelques clichés pittoresques. Mon Écossais en avait fait autant, nous conversons : il veut rejoindre un groupe d’amis qui ne s’est pas arrêté et a pris du champ.
OK, on y va, on se relaie, on roule soutenu dans les faux-plats descendants : 44 kms/h, 45, 44, 45… Je distingue le panneau d’entrée dans le département des Alpes-Maritimes. J’aurais voulu le photographier mais pas le temps, il faut continuer à progresser vite si on veut reprendre le bon groupe.
Qui est ce type en blanc dans le brouillard ? Que me veut-il ? Comment je m’appelle ? Où j’habite ? Le nom de ma femme ? Son n° de téléphone ?
J’ai dû répondre correctement, il semble satisfait. Où suis-je ? Qu’est-ce que c’est que ces fils sur ma poitrine et cet écran que scrute un autre personnage ?
Je reviens confusément à moi, à la réalité : je me trouve allongé dans une ambulance en route pour le Centre Hospitalier de Grasse, j’ai eu un accident…
« Et vous vous souvenez vraiment pas de ce qui s'est passé ? ».
« Non, vraiment pas ».
Amnésie rétrograde consécutive à une commotion cérébrale avec perte de connaissance prolongée… Mazette.
À l’hôpital, l’opérateur radio me dit suavement : « c’est pas cassé, c’est fracassé », en parlant des os de la pomette, ou de l’orbite, ou de l’arcade, je ne sais plus.
Trois os fracturés au visage, une petite fracture au poignet… mais il ne faut pas opérer, ce sont des fractures sans déplacement. Un écrasement du rachis cervical aussi, mais la moelle épinière n’est pas touchée.
On admet enfin mon épouse et mes enfants dans la salle. Je peux les rassurer : tout va aussi bien que possible, je suis vivant et en bon état, presqu’intact…
Le soir, l’infirmière m’invite à faire ma toilette moi-même, je surmonte les vertiges, je m’agrippe aux murs, tout tournoie mais j’arrive en face du lavabo : quel tableau, c’était bien la peine de m’affairer ce matin, quelle vanité, je ressemble à un boxeur vaincu après un combat de 100 rounds avec un Muhammad Ali ou un Joe Frazier à leur meilleure forme ! Quelle impression j’ai dû donner tout à l’heure…
Plus tard, de retour en Belgique, Marc D., qui s’est chargé de rapatrier mon vélo, me dira qu’il m’a vu à terre avec un « énorme trou » à l’arcade, le casque explosé. Qu’il est heureux de me revoir en bonne forme. Que j’ai perdu le contrôle dans une zone de travaux mal signalée, en passant dans une excavation de la route que je n’avais pas vue…
L'précipice on s'en fout ! Sous les pieds y’a l’enfer.
Chacun fait, fait, fait c'qu'il lui plaît, plaît, plaît !
Les gens ont de ces manies sous ces étoiles qui brillent…


PHILIPPE DE WISPELAERE